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April 23, 2024
0 4 minutes 3 ans

Les combattants talibans sont des moines guerriers, héritiers d’une tradition nationale, qui ne se reconnaissent pas dans le djihadisme international.

Plus qu’un uniforme, il y a un look taliban : turbans à rayures, barbes non taillées, gilets sans manches sur des kamis blanches qui peuvent descendre jusqu’aux chevilles, poses compassées, gestes rares. Parmi les chefs, tout le monde ou presque est mollah. Lorsqu’ils pénètrent en file dans une salle de réunion, pour négocier ou faire une conférence de presse, on a un peu l’impression d’assister à l’ouverture d’un conclave, comme au Vatican. Leur mode de gouvernance interne a d’ailleurs quelque chose de commun : componction, opacité, collégialité, consensus, au moins de façade. Cela va jusqu’à faire écrire par le représentant de l’aile supposée la plus dure, Sirajuddin Haqqani, un éditorial lénifiant dans le « New York Times » où il déclare que le mouvement s’engage à respecter le droit des femmes au travail et aux études (« dans la limite des principes islamiques », bien sûr) et à combattre les groupes radicaux présents en Afghanistan (qui n’ont d’ailleurs pas attendu pour passer à l’action). Comme symbole de consensus on ne fait pas mieux.

Ils viennent en majorité des tribus de la région de Kandahar

Car derrière des personnalités sans doute très différentes, on trouve une très grande homogénéité. Les chefs actuels sont soit les fondateurs du mouvement qui ont survécu, soit les fils ou neveux de ceux qui sont morts. L’esprit de corps est très fort. Ils ont tous été formés dans les madrasa (écoles religieuses) du sud de l’Afghanistan ou des zones tribales pakistanaises. Ils sont presque tous membres de l’ethnie pachtoune et viennent en majorité des tribus de la région de Kandahar.

Unique photo de l'énigmatique et très secret mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans depuis mai 2016. © AFP© Fournis par Paris Match Unique photo de l’énigmatique et très secret mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans depuis mai 2016. © AFP

J’ai, au cours de la guerre contre les Soviétiques (1979-1989), visité ces madrasa talibanes du sud de l’Afghanistan. Je suis passé de madrasa en madrasa (en voyageant à pied), le long de la vallée d’Arghandab jusqu’aux faubourgs de Kandahar. Pour échapper à une offensive de l’armée soviétique, je me suis retrouvé dans l’oasis de Panjway, là où le mollah Omar, son successeur Haibatullah Akhundzada et le mollah Baradar, l’actuel chef politique des talibans, étaient en même temps étudiants et combattants. Ils avaient alors une vingtaine d’années et ressemblaient aux jeunes combattants talibans que l’on a vu entrer dans Kaboul en ce mois d’août, car ces derniers viennent aussi de ces madrasa rurales. On y entre très jeune, d’autant qu’avec la guerre (ou plutôt les guerres qui déchirent le pays depuis 1979), les familles se sont souvent déplacées, voire disloquées, dans les camps de réfugiés du Pakistan. Les jeunes talibans sont donc élevés comme des séminaristes au pensionnat, sans présence féminine, bien sûr. Le monde des femmes comme celui de la ville leur est étranger. Ils passent toute leur jeunesse entre pairs.

Meeting sur les nouvelles "directives d'éducation". Abdul Baqi Haqqani a été nimmé ministre de l'Education supérieure. © AFP© Fournis par Paris Match Meeting sur les nouvelles « directives d’éducation ». Abdul Baqi Haqqani a été nimmé ministre de l’Education supérieure. © AFP

Les chefs actuels ne sont entrés en politique qu’en 1994, lorsque d’autres combattants de la guerre contre les Soviétiques se furent reconvertis en bandits de grands chemins. C’est bien leur prétention à rétablir la loi et l’ordre qui a donné aux talibans leur légitimité auprès de la population rurale. Le mollah Omar a commencé sa carrière en tuant de sa main Daro Khan, un ex-petit commandant qui m’avait à l’époque « exfiltré » du champ de bataille, avant de tomber dans le racket des voyageurs. Pour la petite histoire, ce Daro Khan était un métayer de la famille Karzaï, qui possédait beaucoup de terres autour des madrasa.

Car derrière les grandes proclamations au sujet de la charia, il y a aussi une dimension sociale. L’Afghanistan est un des rares pays musulmans à disposer d’un réseau de madrasa rurales, recrutant par définition dans les clans mineurs des grandes tribus. Aucun aristocrate, aucun chef de tribu n’aurait pensé envoyer un de ses fils étudier chez les mollahs. Par contre, pour leurs métayers ou pour les petits paysans, cela pouvait être une bonne éducation et une promesse de promotion sociale, d’autant que c’était gratuit. Pratiquement tous les leaders talibans que l’on voit aujourd’hui proviennent du même milieu : les clans « mineurs » des grandes tribus pachtounes du sud de l’Afghanistan, ceux de la confédération Dourrani, qui est à l’origine de la fondation de l’Afghanistan. Ce sont des moines guerriers (qui se marient quand même !), puritains, rigides dans leur conception du droit, très conservateurs sur les questions sociales, mais qui se considèrent comme les héritiers d’une tradition nationale afghane que les élites auraient trahie en appelant à l’aide une puissance étrangère. Ils sont donc très nationalistes et l’on ne tardera pas à s’en apercevoir ; mais cela veut aussi dire qu’ils ne se reconnaissent pas dans le djihadisme international.

Leur habileté à négocier s’est révélée dans leur conquête éclair du pays

Leur rapport à la culture tribale traditionnelle est complexe : ils prétendent dépasser le tribalisme, et, de fait, j’ai pu observer que leurs affiliations tribales, à l’intérieur de la confédération Dourrani, sont très variées : il n’y a parmi eux ni clan ni tribu dominante. Ils veulent remplacer la coutume tribale par la charia, mais ils restent profondément imprégnés de cette culture. En particulier, ils ont su gérer localement les microconflits qui constituent la trame de la société afghane : accès à l’eau, problème du bornage des terres, du partage des pâturages, des vendettas familiales. Cette habileté à négocier s’est révélée dans leur conquête éclair du pays : ils ont négocié avec les petites garnisons de l’armée nationale, avec les fonctionnaires locaux et même avec les « seigneurs de la guerre » contre qui ils s’étaient si durement battus dans les années 1990 : ils leur ont laissé la vie sauve en échange de leur reddition et parfois les ont tout simplement intégrés dans leur système.

Un vendeur de rue à Kaboul epose des posters du mollah Baradar et d'Amir Khan Muttaqi, négociateurs talibans des accords de Doha, au Qatar. © AFP© Fournis par Paris Match Un vendeur de rue à Kaboul epose des posters du mollah Baradar et d’Amir Khan Muttaqi, négociateurs talibans des accords de Doha, au Qatar. © AFP

L’émir actuel, Haibatullah Akhundzada, est officiellement le successeur du mollah Omar, mais il n’en a ni le charisme ni l’autorité, et c’est certainement voulu par les autres membres du conseil (choura) des talibans. Ils se souviennent que c’est la décision personnelle et solitaire du mollah Omar de ne pas expulser Ben Laden d’Afghanistan avant le 11-Septembre qui leur a valu la défaite et vingt ans d’exil. Akhundzada vient d’une famille de religieux traditionnels, associée à un ordre soufi. Son père était très respecté dans la région de Kandahar, berceau de la famille royale afghane. En fait, lorsque l’on voit l’ex-président Hamid Karzaï en grande conversation avec les nouveaux maîtres de Kaboul, il faut savoir que les familles se connaissent, qu’ils proviennent des mêmes terres, même si les talibans représentent la revanche des « petits » contre l’aristocratie terrienne.

Le mystère qui entoure les talibans entretient la magie du pouvoir

Plusieurs des dirigeants ont fait de la prison. Le mollah Baradar, la tête politique du mouvement, a passé quelques années dans les geôles pakistanaises avant que les Américains ne demandent sa libération pour pouvoir engager les négociations de Doha. Plus curieux, cinq d’entre eux ont passé des années à Guantanamo, comme le mollah Abdul Qayyum « Zakir », qui vient d’être nommé ministre de la Défense à Kaboul, Norullah Noori, Khairullah Khairkhwa, ancien ministre de l’Intérieur, et Mohammad Fazl, ancien vice-ministre de la Défense. Les Américains les ont libérés au cours de négociations discrètes.

En exil après leur défaite de 2001, les chefs talibans se sont réfugiés au Pakistan, mais aussi au Qatar, où ils ont peut-être installé leurs familles. Inutile de chercher à s’informer sur leur vie familiale : on apprendra tout au plus qu’il est possible que plusieurs soient devenus beaux-frères. Les dates de naissance sont d’ailleurs floues, les noms et les surnoms changent, les étiquettes valsent (« modéré », « radical »), les rumeurs vont et viennent (l’émir est-il mort ou est-il vivant ?). On se rappelle que la mort du mollah Omar n’a été connue que deux ans après. Ils cherchent à gommer tout ce qui permettrait de les opposer les uns aux autres, le mystère qui les entoure entretient la magie du pouvoir et les nimbe d’une aura de sacré. Mais l’expérience montre que les maquisards puritains de tout poil finissent toujours par se laisser corrompre par leur victoire. Surtout quand leurs revenus traditionnels proviennent de la contrebande et de la drogue.

Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’islam, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, ancien directeur de recherche au CNRS. Auteur de « En quête de l’Orient perdu », éd. du Seuil, 2017.

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