
Au Sénégal, la gratuité des soins de santé primaires est une ambition nationale. Elle est traduite par divers programmes visant à améliorer l’accès aux soins pour les populations vulnérables. Pourtant, malgré les efforts de l’État et les dispositifs déployés par l’Agence de la Couverture Maladie Universelle (CMU), de nombreuses lacunes compromettent l’efficacité de cette politique. Entre enjeux, obstacles et pistes d’amélioration, les lacunes persistent.
Depuis les années 2010, le Sénégal a entrepris des réformes importantes pour améliorer l’accès aux soins de santé, notamment à travers des politiques de gratuité ciblée dans le cadre de la Couverture Sanitaire Universelle (CSU). L’objectif est de réduire les inégalités sociales et territoriales dans l’accès aux soins, en particulier pour les populations les plus vulnérables
Accès aux soins gratuits : une promesse qui se heurte à la réalité du terrain
Les politiques de gratuité sont bien chantées par les autorités. Cependant sur le terrain, la réalité est tout autre. Les obstacles ont pour noms, « ruptures fréquentes de médicaments, les médicaments dits « gratuits » souvent indisponibles, les ménages se rabattent sur le privé. A ces entraves s’ajoutent un personnel en sous-effectif, une surcharge de travail, un manque de motivation et de formation continue. Autres soucis, les inégalités territoriales criantes avec des zones rurales sous-équipées, des difficultés logistiques accrues mais aussi et surtout, un manque de clarté et d’information en plus d’une confusion sur les soins réellement gratuits et le risque de paiements informels » explique M. Kanouté. A l’en croire les politiques sont faiblement évaluées et on note par ricochet une absence de mécanismes de suivi rigoureux, peu d’indicateurs sur l’impact réel des mesures.
Derrière les slogans sur la Couverture Maladie Universelle (CMU) et les politiques de gratuité des soins, la réalité dans les hôpitaux sénégalais dessine un tableau plus nuancé. À l’hôpital Abass Ndao comme à l’hôpital Idrissa Pouye de Grand-Yoff (ex-CTO), l’accès aux soins est de plus en plus conditionné.
Abass Ndao : quand les soins gratuits deviennent une bataille administrative
Dans les bureaux étroits du service social de l’hôpital Abass Ndao, les dossiers s’entassent. Ce ne sont pas des cas médicaux, mais des appels à l’aide. Des familles sans ressources, des patients atteints de pathologies chroniques ou aiguës, qui ne peuvent tout simplement pas régler leur facture d’hospitalisation ou d’examens. « En 2024, nous avons traité 147 demandes de prise en charge sociale. Rien que pour le premier trimestre de 2025, nous en sommes déjà à 47 », témoigne Anta Niang, cheffe du service social.
Derrière ces chiffres se cache une réalité sociale alarmante, la multiplication des cas de précarité médicale. Les bénéficiaires viennent de tous les horizons, patients diabétiques du centre Marc Sankalé, enfants souffrant de maladies chroniques, mères hospitalisées en maternité, ou encore personnes âgées sans couverture ni appui familial. « Beaucoup arrivent en espérant que l’hôpital prendra tout en charge. Mais en l’absence de couverture, nous devons chercher des fonds auprès de la direction, de donateurs, ou négocier des remises. C’est chaque fois un combat », confie l’assistante sociale.
Grand-Yoff : la carte d’identité comme caution médicale
À l’hôpital Idrissa Pouye de Grand-Yoff, c’est une autre forme de précarité qui se manifeste, la carte d’identité nationale transformée, de fait, en pièce de garantie. Pour être admis aux urgences, de nombreux patients doivent la laisser à l’accueil. Une fois les soins prodigués, ils disposent de huit jours pour régler les frais et récupérer leur document. « En 2024, nous avons enregistré 4 600 pièces laissées en garantie. Près de 30 % ne sont jamais venues les récupérer. Cela représente environ 1 000 cartes par an, et un manque à gagner estimer entre 100 et 150 millions de francs CFA », explique Mme Anne Cecie Nzale, chargée du recouvrement de l’établissement. Dans certains cas, les patients, venus dans des situations critiques, ignorent même que leur carte a été déposée. D’autres, par désespoir ou désintérêt, préfèrent faire une nouvelle demande de pièce d’identité, plutôt que de revenir solder leur facture.
La gratuité, un principe mis à l’épreuve du quotidien
Pourtant, le Sénégal s’est doté de plusieurs programmes de soins gratuits ,césarienne, hémodialyse, plan Sésame pour les personnes âgées, ou encore soins aux enfants de moins de cinq ans. Mais sur le terrain, ces dispositifs sont souvent inaccessibles, méconnus ou inopérants faute de financement effectif ou de coordination. « Il y a un décalage entre les politiques publiques et les réalités du terrain. Les hôpitaux n’ont pas toujours les moyens de mettre en œuvre la gratuité. Et quand elle existe, elle est limitée à certains services ou souffre de retards de remboursement de l’État », souligne une assistante sociale sous anonymat.
Des solutions urgentes à activer
Pour les professionnels de santé, la crise de l’accès aux soins gratuits est d’abord une crise de financement, mais aussi de pilotage. Il manque une cartographie claire des populations vulnérables, un guichet unique d’information sur les aides disponibles, et surtout une volonté politique de rendre la gratuité effective, et non théorique.
« Il faut repenser le modèle. Tant qu’on comptera sur la bonne volonté du personnel social ou sur des garanties improvisées, on ne parlera pas d’un droit à la santé, mais d’un privilège pour ceux qui peuvent encore payer », conclut Mme Nzale. En attendant, les hôpitaux sénégalais font face, au jour le jour, à une double pression : celle des malades qui n’ont rien, et celle des dettes qui s’accumulent. Une tension silencieuse, mais lourde de conséquences pour un système de santé déjà fragilisé.
Oussouye, Quand la gratuité se heurte à l’enclavement
Au cœur de la Basse-Casamance, dans la région sud du Sénégal, le district sanitaire d’Oussouye incarne à la fois les défis structurels de l’offre de soins en zone rurale et insulaire. Les efforts résolus des professionnels de santé pour y répondre ne manquent pas. Cela, malgré plusieurs aspects comme l’enclavement et l’isolement qui compliquent fortement l’accès aux services de santé, notamment en saison pluvieuse.
Ce facteur géographique constitue une entrave majeure à l’accès équitable aux soins de santé primaires, mentionne le superviseur des soins de santé primaire du district sanitaire d’Oussouye, Martine Ginette Boissy qui cite particulièrement les femmes enceintes, les urgences obstétricales ou les malades chroniques.
Le Sénégal a mis en place plusieurs politiques de gratuité en santé : césarienne gratuite, soins pour les enfants de moins de cinq ans, Plan Sésame pour les personnes âgées, dialyse gratuite, Couverture Maladie Universelle (CMU) pour les populations indigentes. Ces politiques s’appliquent aussi à Oussouye. Mais sur le terrain, leur mise en œuvre est souvent incomplète. Comme plusieurs structures sur le bas de la pyramide sanitaire, le district connaît « des ruptures fréquentes de médicaments et consommables, des retards dans les remboursements de l’État, qui découragent certaines structures à offrir effectivement la gratuité, l’insuffisance du personnel qualifié pour assurer la prise en charge gratuite dans les délais, ainsi que la méconnaissance des droits par les populations, en particulier dans les zones reculées ». A noter que, malgré la gratuité théorique, certains patients doivent supporter des frais cachés, notamment pour les évacuations sanitaires, les analyses biologiques ou les ordonnances.
En dépit de ces obstacles, les indicateurs sanitaires du district sont globalement encourageants. En 2024, 1 143 femmes ont eu une première consultation prénatale (CPN1), 904 ont atteint la 4e, et 157 ont complété les 8 consultations prévues par le nouveau protocole (CPN8). Le nombre d’accouchements en structure atteint 900, pour seulement 6 accouchements à domicile, soit un taux de 0,7 %, illustrant une bonne adhésion aux soins obstétricaux. Le taux d’achèvement des consultations postnatales est de 91,8 %, preuve d’un suivi post-accouchement bien organisé, 3 367 femmes utilisent une méthode contraceptive moderne, pour un taux de prévalence de 22,2 %, plutôt satisfaisant au regard du contexte, le paludisme chez la femme enceinte est bien pris en charge, avec une couverture de 95,4 % en traitement préventif intermittent » renseigne par exemple le superviseur.
Une gratuité ciblée mais imparfaite
Matabara Diop, agent de la Direction des assurés de la SEN-CSU, a rappelé que la gratuité vise les non-contributifs : enfants de 0 à 5 ans, personnes âgées sans couverture, femmes pour les césariennes, patients sous hémodialyse. Ces dispositifs incluent, la gratuité des soins pour les 0-5 ans (soins primaires), le plan Sésame pour les plus de 60 ans, la gratuité de la césarienne, la prise en charge partielle de l’hémodialyse. « Mais l’efficacité de ces mesures dépend d’un ciblage rigoureux, d’une offre de soins suffisante, d’une bonne communication et surtout d’un financement durable » dit-il. Avant de souligner que : « L’interconnexion des bases de données et des systèmes d’assurance reste insuffisante, ouvrant la voie à des abus ou à des exclusions involontaires ».
Un système inadapté aux réalités sociales et administratives
Sur le même volet, le docteur Farba Lamine Sall alerte sur les limites d’un critère strictement basé sur l’âge. « Dans notre pays, l’état civil est déficient, l’identification des enfants de moins de 5 ans est souvent impossible, surtout dans les zones rurales » dit-il. « Un enfant de 3 ans peut ressembler à un enfant de 7 ans s’ils sont tous deux malnutris. Le vrai critère doit être la vulnérabilité économique, pas l’âge » soutient-il. Avant d’appeler à repenser les politiques de gratuité, en les alignant sur les réalités des familles plutôt que sur des catégories administratives. Il faut noter que la Gratuité des soins pour les enfants de 0 à 5 ans couvre les soins curatifs de base dans les structures publiques (consultations, médicaments essentiels, hospitalisation). L’objectif étant de réduire la mortalité infantile et améliorer la santé des tout-petits.
Les contours de la gratuité de la césarienne
À Dakar, une étude du Dr El Hadj Malick Sylla menée avec l’APHCR révèle que 44 % des femmes des zones urbaines évitent les structures locales offrant la césarienne. Ce contournement s’explique principalement par le référencement médical (43,2 %), la recherche de soins moins coûteux (14 %), les réseaux familiaux (14,9 %) et la quête de qualité (13,5 %).
L’étude, conduite entre mars et juillet 2024 auprès de 108 femmes dans six établissements, met en lumière un paradoxe : malgré la gratuité annoncée, beaucoup continuent de payer la césarienne. Elle souligne l’insuffisance des infrastructures spécialisées en banlieue dakaroise et la nécessité d’améliorer l’accès réel aux soins pour les femmes enceintes.
Toutefois, renseigne Mme Sarr, cadre dans une entreprise à Dakar : « cette mesure censée sauver des vies se heurte à une réalité de terrain qui laisse les femmes vulnérables sans réelle protection ». A l’en croire, « la gratuité est souvent théorique. Dans plusieurs structures de santé, les kits de césarienne sont en rupture, forçant les familles à les acheter elles-mêmes en urgence, souvent à des prix élevés et dans un contexte d’extrême stress ». Elle ajoute que « pour celles qui n’ont pas les moyens, cela peut mettre leur vie ou celle de leur enfant en danger »
Gratuité de la dialyse, un paradoxe persistant
Quand on parle de gratuité au Sénégal la dialyse tout comme la césarienne habite les esprits. Cependant, le dossier de la dialyse au Sénégal demeure un paradoxe persistant. Même si les politiques de gratuité ambitieuses sont fragilisées par des pratiques de gestion douteuses, une inégalité d’accès persistante et une insuffisance de ressources humaines et techniques sur le territoire. Au niveau des soins primaires, le problème de maillage du territoire et de ressources humaines est la plus grande difficulté. Le principal obstacle reste le manque de spécialistes et les défaillances techniques. La majorité des patients n’accède pas à la gratuité, faute de place dans les centres publics, des ruptures fréquentes de médicaments et intrants compromettent les séances, même si un néphrologue soit présent dans chaque région, la couverture reste insuffisante face à l’ampleur des besoins (plus de 800 000 personnes touchées par des maladies rénales ».
En effet, « dans les structures publiques, la dialyse est censée être gratuite, kits et séances compris. Mais en réalité, des patients doivent souvent acheter des médicaments complémentaires, faute de disponibilité » renseigne un malade devant les autorités en marge d’une rencontre dédiée à la pathologie. Dans le secteur privé, les prix varient de 60 000 à 120 000 FCFA par séance. Toutefois, des partenariats public-privé permettent une prise en charge à coût réduit ou gratuite, sous réserve d’une imputation budgétaire et d’une inscription préalable sur la liste d’attente d’un centre public.
Malgré tout l’État poursuit des efforts pour renforcer la prise en charge des maladies rénales, Gratuité officielle des séances et kits en structures publiques, partenariats avec le privé pour pallier les insuffisances d’accueil, décentralisation des centres de dialyse dans toutes les régions du pays, formation de spécialistes 30 prestataires formés en 2022 au Master en suppléance rénale à Dakar. Cela demeure insuffisant et les lacunes persistent, les malades râlent toujours.
Le financement, un talon d’Achille majeur
Le financement de la santé fait face à un état des lieux préoccupant, les lacunes actuelles du système se heurtent à des financements irréguliers, les retards de remboursement de l’État, la dépendance aux financements extérieurs entre autres. D’ailleurs, le Pr Issakha Diallo (Université Amadou Hampâté Bâ) souligne que les soins de santé primaires sont l’arme nucléaire pour atteindre la couverture sanitaire universelle (CSU). Mais, dit-il, « les priorités budgétaires sont inversées : tout l’argent va aux hôpitaux alors que les besoins sont à la base ». Amadou Kanouté (CICODEV Afrique) déplore le désengagement progressif de l’État, dont la part dans le financement des soins primaires est tombée à 15,3 %, contre 55,9 % supportés directement par les ménages. “On laisse la santé à une population pauvre. Sans santé, pas de développement”, déclare-t-il. « Les paiements directs pour consultations, médicaments ou examens continuent d’exclure les plus pauvres et contredisent l’esprit même de la gratuité » ajoute-t-il en outre.
Le rôle crucial des collectivités locales et des citoyens
Mamadou Diouf, de la Cellule d’appui aux élus locaux, appelle à une implication accrue des maires : « Un maire proactif peut mobiliser des ressources locales. Le plaidoyer local est un levier puissant ». Il recommande l’exploration de financements alternatifs : « fonds miniers, mécénat, forums économiques locaux, etc. Mais pour être durable, la réforme doit aussi s’appuyer sur une citoyenneté active. Les populations doivent être informées de leurs droits et en mesure de demander des comptes ». Pour M. Diouf : « La gratuité des soins primaires au Sénégal est un engagement fort, mais encore inégalement appliqué. Entre financement instable, inégalités d’accès, et failles dans la mise en œuvre, le modèle actuel montre ses limites. Pour faire de la santé un droit effectif et non un privilège, il faudra refonder les politiques sur des bases plus équitables, mieux financées, plus proches des réalités locales et centrées sur les usagers ».
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