Culte de la personnalité, déclarations fracassantes, mélange entre politique et religion. Serigne Moustapha Sy, Serigne Modou Kara et Ahmed Khalifa Niass sont des marabouts d’un autre genre. Il s’agit d’un trio hors norme.
Ils sont trois guides religieux dans trois foyers différents, mais les trois se ressemblent à bien des égards. D’ailleurs, à y voir de près, chacun parmi eux constitue l’élément incontrôlable de la famille dont il est issu. Il s’agit de Serigne Moustapha Sy, Serigne Moudou Kara Mbacké et Ahmed Khalifa Niass.
L’année 2020 en fourni un parfait exemple. Serigne Modou a organisé son magal à Louga, loin de Touba. Et lorsque Serigne Moustapha était au champ de course contre la consigne de Tivaouane, Ahmed Khalifa lui organisait le ‘’gamou de la jeunesse, des femmes et des intellectuels (sic)’’ au Lac Rose.
Guide moral des moustarchidines, Serigne Moustapha Sy s’est encore illustré cette année avec une accusation gravissime contre le khalife général Serigne Babacar Sy Mansour. Dans la nuit du Mawlid, jeudi 29 octobre, il affirme que son oncle et khalife à Tivaouane a fait recours à des fétiches à Palmarin pour tuer toute la descendance de Serigne Babacar Sy. Il accuse aussi le successeur d’Al Amine d’avoir confisqué le khalifa avec l’aide du Président Macky Sall et sa femme Marième Faye.
Même si la première accusation frise la démence, Serigne Moustapha est loin d’être à son coup d’essai. Dans la famille, chacun a eu son tour chez le coiffeur Moustapha. Son oncle Pape Malick Sy, son grand-père Serigne Babacar Sy en ont tous pris pour leur grade, sans compter Serigne Mansour Sy Borom Daraa-ji et Serigne Abdou Aziz Sy Al Amine. Même Mame Abdou Aziz Sy Dabakh, le bien aimé, s’est frotté à Serigne Moustapha lorsque ce dernier a refusé d’arrêter de faire chanter les femmes. Ce que Dabakh ne pouvait pas supporter, parce que contre à l’Islam. Ce n’est pas pour rien si l’homme déclare qu’il ne reconnait aucun khalife, en dehors de son père.
Mais en réalité, avec Serigne Moustapha Sy, personne n’est épargné, y compris son père et référence, Al Makhtoum. « Serigne Cheikh Ahmed Tidiane, malgré ses attributions divines, avait dit un jour que Abdou Diouf serait réélu. Et pourtant, il a chuté ; et c’est moi qui l’ai fait tomber », a déclaré Serigne Moustapha en 2017, portant ainsi un démenti cinglant à son défunt père, pour une histoire déjà dépassée.
Ce jour-là, le guide s’est attribué un pouvoir de faire et de défaire des destins présidentiels. « Abdoulaye Wade, Serigne Mansour Morom Daara-j lui avait dit qu’il serrait réélu, il a chuté. Même Yaya Jammeh, s’il est sorti de la Gambie sans que le pays ne brûle, les moustarchides à qui j’avais confié la mission sont ici présents. Georges Bush, quand il a voulu fatigué les musulmans, je me suis occupé de lui », se glorifie l’homme avec son débit assez lent.
Outre la famille, il y a les autres, à l’image de Serigne Modou Kara qualifie de comédien par Serigne Moustapha.
Et pourtant, les deux hommes se ressemblent étrangement. En effet, Kara est aussi connu pour ses déclaration fracassantes. Avec une différence tout de même : le général de Bamba ne s’attaque presque jamais à des personnalités, ni dans le mouridisme, ni en dehors.
Mais ses sorties provoquent toujours la stupeur. En avril 2020, alors que les contaminations à la Covid-19 se multiplient au Sénégal, Kara prédit la fin prochaine du coronavirus. « Il n’y aura plus de nouveaux cas au Sénégal à partir de la semaine prochaine ».
En mai, face à la démultiplication des cas positif, il se fait rappeler sa prophétie. Et puisque l’homme ne manque jamais d’argument, il demande à son interlocuteur si les cas augmentent ou on les fait augmenter. Non content de cette réponse, Kara révèle à son vis-à-vis pourquoi le coronavirus est toujours là. « Le virus devait disparaître depuis, mais il a été retenu ici comme un étranger qui veut partir, mais que ses hôtes veulent honorer », déclare-t-il. Sans broncher !
Devant ses talibés, le guide religieux n’a pas manqué de révéler une partie de son passé assez peu glorieuse. « Quand je buvais de l’alcool, je n’étais jamais ivre », déclare-t-il devant à son auditoire. On croyait à un lapsus, mais Kara revient à la charge. « Ce n’est pas une blague, je n’étais jamais ivre », martèle-t-il.
Marabouts mondains et populaires, Serigne Moustapha et Serigne Modou Kara ont du mal à se conformer à la ligne fixée par les confréries. Adeptes du culte de la personnalité, il dispose chacun d’une milice et se déplacent sous forte escorte. Ils développent également le mystique à outrance. Quand Serigne Moustapha dit avoir trouvé Dieu assis sur Sa chaise, Kara affirme qu’il est la réincarnation de Bamba.
En réalité, les deux hommes incarnent des courants réformateurs dans les confréries. Ils ont tous réussi à recruter au sein de leur tarikha. Une réussite qui fait le mélange du politique et du religieux, sans qu’on puisse définir les frontières.
Après le dahira moustarchidine en 1980, Serigne Moustapha a créé le Parti de l’unité et de la réforme en 1998. Il avait même déclaré sa candidature à l’élection de 2000, sans aller jusqu’au bout. Après lui, Kara qui semble être sur ses traces a fondé le Mouvement mondial pour l’Unicité de Dieu en 1995, avant de lancer le Pvd en 2004.
Avant cela, en 2000, le marabout des jeunes a voulu soutenir le candidat Abdou Diouf. Il invite alors Ousmane Tanor Dieng le 31 décembre 1999 au stadium Marius Ndiaye. Mais Kara se fera huer et siffler par ses propres talibés. Peu importe, il ne démord pas. « J’ai bien dit Abdou Diouf, criez si cela vous chante. J’ai bien dit Abdou », avait-il rétorqué. La consigne de vote ne sera jamais suivie. Il finira par fonder le Pvd.
En fait, les deux hommes ont compris l’importance de jouer à la fois sur le terrain politique et religieux. Cela leur confère une double influence. « La politique devient, pour eux, un nouveau moyen non seulement de se confronter à l’Etat et d’imposer leur propre conception de la religion et de la société, mais également un moyen de se positionner au sein du système confrérique et de recruter de nouveaux fidèles qui voient en leurs leaders politico-religieux des rédempteurs modernes de la vie politique », écrit Fabienne Samson dans un article intitulé Islam social ou Islam politique ? Le cas de Modou Kara Mbacké au Sénégal.
Cet auteur révèle même que les deux guides qui se connaissent très bien avaient projeté de créer ensemble, en 1999, « une grande force politico-religieuse ».
Ce qui est valable pour les deux, l’est aussi pour Ahmed Khalifa Niass. Comme les deux premiers, lui aussi est petits-fils d’un fondateur de foyer religieux. Le leader du Front des alliances patriotiques (FAP) est un marabout politicien, toujours proche du pouvoir.
Mais Ahmed Khalifa ressemble plus à Serigne Moustapha, puisqu’il est maître dans des attaques personnelles, y compris dans sa propre famille.
L’ancien khalife général de Léona Niassène El Hadji Ibrahima Niass en a fait les frais. Quand ce dernier, via son fils, avait demandé à Wade de renoncer à sa candidature. Son frère cadet l’a désavoué publiquement avant de s’autoproclamer khalife.
«A partir de maintenant, je m’auto-déclare khalife général de Léona-niassène. C’est moi qui ai créé le « Bourda ». Il m’a défié et je lui ai ôté son manteau de khalife », avait affirmé Ahmed Khalifa Niass, lors d’une conférence de presse.
Non content de le ‘’détrôner’’, il essaie de mettre en doute sa légitimité à occuper ce poste. « D’ailleurs notre grand père, Mame Abdoulaye Niass n’a jamais voulu qu’il soit khalife. Il l’a mentionné dans son testament. C’est écrit noir sur blanc », renchérit-il.
Cette déclaration lui vaudra des représailles puisque les talibés vont brûler son auberge à Kaolack.
La mort de son petit frère Sidy Lamine, avec qui il n’avait pas d’ailleurs les meilleures relations, a été un autre épisode assez révélateur de la personne d’Ahmed. En dehors de la famille, il y a aussi les autres cibles, particulièrement la famille d’El Hadji Malick Sy (avant qu’il n’épouse Sokhna Oumou Sy). Il y a aussi les prêcheurs tels que’Iran Ndao, Oustaz Alioune Sall. Des animateurs religieux régulièrement attaqués par Ahmed Khalifa qui rend licite pas mal d’actes déclarés illicites par les autres qu’ils considèrent comme de piètres prêcheurs sans aucune science islamique.
Serigne Moustapha, Serigne Modou Kara et Ahmed Khalifa Niass sont ainsi un trio d’un genre particulier qui aura marqué d’une façon ou d’une autre, la vie politico-religieuse au Sénégal.