REPORTAGE – Dans les rues de Washington, la nouvelle de l’élection de Joe Biden s’est répandue presque instantanément. La capitale fédérale pousse un grand soupir de soulagement collectif.
Tout a basculé en une journée. Après des mois d’une campagne électorale tendue, dans un pays profondément divisé, trois jours d’attente des résultats de l’élection présidentielle avaient placé l’Amérique dans un étrange état de suspension. Sur les écrans de télévision, les cartes rouge et bleu semblaient figées, les chiffres incertains. Vendredi, le discours de Trump revendiquant la victoire et dénonçant une élection volée avait comme tétanisé les Américains. Ses partisans avaient repris espoir, comme si une fois de plus leur héros allait réussir l’impossible et parvenir à imposer sa propre réalité. Ses adversaires, eux, avaient plongé dans la stupeur, par peur qu’une dernière norme, celle de l’élection, soit elle aussi brisée par Trump.
Et puis samedi en fin de matinée, les chiffres ont fini par s’additionner. L’agence Associated Press et les grandes chaînes de télévision ont fini par proclamer Joe Biden vainqueur.
Dans les rues de Washington, où brille un doux soleil automnal, la nouvelle se répand presque instantanément. Des cris de joie retentissent. Les automobilistes donnent des coups d’avertisseur. Les passants sourient, quelque chose dans l’air devient plus léger. Comme si un sortilège était levé, la capitale fédérale pousse un grand soupir de soulagement collectif. La ville est un bastion démocrate, qui n’a jamais aimé Trump. Mais l’émotion dépasse la politique. Les gens pleurent, s’embrassent.
«Ne sois pas mauvais perdant!»
Dans les parcs, sur les places au pied des statues des héros de l’histoire américaine, les habitants improvisent des pique-niques au soleil. Au mépris de tous les règlements, on fait sauter les bouchons de champagne. Les magasins d’alcool sont tous ouverts et vendent plus de bouteilles pendant la journée de samedi que pendant les deux derniers réveillons du Nouvel An combinés. À pied, à bicyclette, une foule joyeuse se dirige par les avenues et converge vers la Maison-Blanche. Le point de ralliement est le bas de la 16e Rue, où la maire du district de Columbia a fait peindre en juin sur la chaussée en lettres jaunes géantes le slogan «Les vies noires comptent», défi à Trump qui avait fait dégager les manifestants à coups de gaz lacrymogène pour se faire photographier devant l’église voisine. Cette fois le champagne a remplacé les gaz. Devant les grillages de sécurité qui entourent la Maison-Blanche, recouverts de slogans, la foule masquée danse et chante au son de YMCA, la chanson utilisée par Trump pendant ses rassemblements de campagne. Un peu plus loin, devant l’hôtel Trump, un panneau indique que l’accès est réservé aux clients et aux invités. Des pancartes ont été déposées: «Tu es viré», ou «Ne sois pas mauvais perdant!»
Mais Donald Trump refuse d’accepter sa défaite. Il est parti le matin même jouer au golf dans son club en Virginie. Quand son convoi revient dans la capitale, il traverse les rues pleines d’une foule en liesse. Depuis la Maison-Blanche ne filtrent plus que des rumeurs. Les conseillers essaieraient de convaincre Trump de reconnaître la défaite. Jared Kushner, son gendre, aurait même trouvé le courage de le lui dire en face.
Même la bataille légale lancée par Trump pour contester l’élection fait long feu. À Philadelphie, en Pennsylvanie, la conférence de presse donnée samedi par son avocat Rudy Giuliani a lieu sur dans une zone industrielle, devant le hangar d’un paysagiste dénommé Four Seasons, qui crée la confusion avec la chaîne d’hôtels de luxe. Raccourci symbolique: la conquête du pouvoir lancée par Trump en 2015 sur l’escalator doré de son gratte-ciel à New York s’achève entre un crématorium et un parking. Les recours ne peuvent plus rien. L’avance de Biden est trop grande et rien ne permet d’étayer les accusations de fraude.
Trump est toujours légalement président, mais samedi, en l’espace de quelques heures, le pouvoir a changé symboliquement de camp. Le soir même, Biden prononce à Wilmington, dans le Delaware, son premier discours de président élu. «Il est temps de guérir l’Amérique!», lance l’ancien vice-président d’Obama en citant L’Écclésiaste. Il ne prononce pas le nom de Trump, mais ne laisse aucun doute sur sa volonté de tourner la page. «Je m’engage à être un président qui ne cherche pas à diviser mais à unir. Qui ne voit pas les États rouges et les États bleus, mais ne voit que les États-Unis», dit Biden, à contre-pied de quatre années d’antagonisme. «Il est temps de mettre de côté la rhétorique agressive, de faire baisser la température, de se revoir, de s’écouter à nouveau, dit-il. Et pour progresser, nous devons cesser de traiter nos adversaires comme nos ennemis. (…) Ce sont des Américains.»