Un pays très jeune, des dirigeants très âgés: l’élection présidentielle de samedi en Côte d’Ivoire illustre jusqu’à la caricature le fossé générationnel, qu’on observe dans de nombreux pays africains, entre la classe politique et la population.
Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest où les trois quarts de la population ont moins de 35 ans et où l’âge moyen est de 19 ans, les favoris du scrutin sont deux vieux rivaux qui dominent la scène politique depuis trois décennies.
Le président Alassane Ouattara, 78 ans, au pouvoir depuis dix ans, se représente pour un troisième mandat controversé. Face à lui, l’ex-chef de l’Etat Henri Konan Bédié, 86 ans (en fonction de 1993 à 1999), se pose en leader de l’opposition, tout en menaçant de boycotter l’élection.
Les deux hommes ont été successivement adversaires farouches dans les années 1990, alliés à partir des années 2000 pour la conquête puis l’exercice du pouvoir, avant de se diviser à nouveau depuis deux ans.
L’ombre d’un autre « ancien » plane sur la campagne: l’ex-président Laurent Gbagbo, 75 ans, au pouvoir de 2000 à 2010, acquitté en première instance de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale, a vu sa candidature, présentée par ses partisans, invalidée.
Le président Ouattara avait promis de transmettre le pouvoir à « la nouvelle génération », incarnée selon lui par son Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, 61 ans, mais la mort subite de ce dernier, ainsi que la candidature de M. Bédié, l’ont fait se raviser.
Deux autres candidats sont en lice, plus jeunes, mais ils ne font figure que d’outsiders: Pascal Affi N’Guessan, 67 ans, et Kouadio Konan Bertin, 51 ans.
– « Ils s’en foutent de nous » –
Sont absents de cette présidentielle deux hommes voulant incarner la relève: l’ex-chef rebelle et ancien Premier ministre Guillaume Soro, 48 ans, qui a vu sa candidature invalidée ; l’ex-chef des Jeunes patriotes Charles Blé Goudé, du même âge, qui a préféré se positionner pour les prochains scrutins.
« Il y a une désaffection du politique », estime Rodrigue Koné, sociologue et analyste politique. « Une grande partie de la population est lassée de voir la même pièce de théâtre avec les mêmes acteurs, avec le même scénario de scènes de ménage et de vengeances ».
« Il y a une crise de confiance entre les jeunes et les politiques », confirme Alexandre Amani, coordinateur en Côte d’Ivoire du mouvement panafricain « Tournons la page », qui promeut dans une dizaine de pays l’alternance démocratique et la défense des libertés fondamentales.
Une crise de confiance perceptible aussi dans deux pays voisins, la Guinée où la réélection annoncée du président Alpha Condé, 82 ans, suscite la contestation, et le Nigeria, où le président Muhammadu Buhari, 77 ans, fait face à une fronde de la jeunesse.
En Côte d’Ivoire, la jeunesse, particulièrement touchée par la pauvreté et le chômage (près de 40% des 25 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté), se juge délaissée par les dirigeants politiques.
« Beaucoup de jeunes diplômés sont au chômage ou doivent faire des petits boulots pour survivre, comme vendre de la nourriture ou colporter des marchandises », explique Saturnien Ekra, président d’une petite ONG, Action pour la paix, basée à Yopougon, grande commune populaire d’Abidjan.
– « Pas de génération spontanée » –
« Pourquoi voter ? Ils s’en foutent de nous ! » entend-on souvent dans les conversations.
« Les Ivoiriens ont soif de renouvellement de la classe politique, comme en témoigne la percée des candidats indépendants aux élections locales » (municipales et régionales) de 2018, renchérit l’analyste Rodrigue Koné.
Gare cependant au jeunisme, guère de mise en Afrique subsaharienne.
« Dans nos sociétés traditionnelles, l’exercice du pouvoir est assimilé à un nombre d’années et une certaine dose d’expérience. Il n’y a pas de génération spontanée », souligne le politologue Modeste Koffi Goran.
« Chez nous un vieux au pouvoir est signe de sagesse », résume-t-il.
« Un président jeune, pour quoi faire ? » s’interroge de son côté le politologue Jules Toa Évariste.
Inversant l’adage politique traditionnel, le politologue Jean Alabro estime que dans l’esprit des Ivoiriens, « le pouvoir se donne, il ne se prend pas ». « Sinon, c’est en l’arrachant des mains d’un sage ».